"Le poème en prose de Baudelaire jusqu'à nos jours "- Suzanne Bernard



A propos de Louis Bertrand et de "Gaspard de la Nuit" :

"Etrange revanche posthume ! L'oeuvre au cours des années cheminait, se propageait de façon presque souterraine, fécondait au passage les obscures vélléités d'un Baudelaire, d'un Lautréamont, d'un Mallarmé, obtenait enfin de la part des critiques modernes une véritable consécration : certains allant jusqu'à donner à Bertrand une place de choix au firmament poétique, non comme simple satellite des poètes romantiques, mais comme précurseur (avec Nerval et Baudelaire) de l'"alchimie lyrique".Et sans doute Aloysius Bertrand n'avait pas mérité ni cette indignité ni cet excès d'honneur. Est-il besoin de dire qu'il n'est comparable ni à un Nerval, ni à un Baudelaire ? Je crois toutefois que "Gaspard de la Nuit" restera, suivant l'expression de R. Schwab (dont la belle étude le replace définitivement parmi les précurseurs de la poésie moderne)"une articulation éternelle de l'histoire littéraire " : et cela précisément parce qu'il y a une poésie de la prose qui commence à Gaspard, parce que Bertrand est le véritable créateur ( et ce point n'a jamais, je crois, été contesté) du poème en prose, comme genre littéraire.L'originalité de Bertrand éclate, quand on compare ses "ballades" à celles que publient alors les keepsakes romantiques : plus de phraséologie pompeuse, plus de pseudo-hellénisme, ni d'exotisme de commande ; mais un pittoresque particulier, très personnel, et servi par une technique très poussée de la phrase en prose. Bertrand, c'est indéniable, a voulu écrire des poèmes, et non de la prose plus ou moins rythmée (juste avant sa mort, écrivant à son éditeur, il lui recommande de blanchir comme si le texte était de la poésie" ; et il poussait même le scrupule jusqu'à vouloir supprimer, comme de caractère trop anecdotique, les chroniques de Gaspard. Il faut lui savoir gré d'avoir vu que ce genre nouveau réclamait des règles nouvelles, et qu'il ne suffisait pas de décalquer des tournures dites poétiques, ou d'imiter certaines cadences du vers pour faire un poème en prose - d'avoir pris, d'autre part, la géniale initiative de remplacer la ballade exotique, la pseudo-traduction, par la ballade médiévale et fantastique qui, tout en dépaysant le lecteur dans le temps, cette fois, et non plus dans l'espace, garde une saveur autochtone et trouve ses racines dans l'âme même de l'auteur."